– Théories féministes : outils d’émancipation pour toutes ?

– Théories féministes : outils d’émancipation pour toutes ?

Equipop organisait le 30 mars 2023 la sixième édition du cycle Sororités francophones. L’objectif de cette rencontre ? Parler de l’accessibilité des théories féministes et de leur pouvoir d’émancipation.

Comment diffuser des pensées féministes quand les espaces dédiés à la théorie et au partage se font rares ? Une préoccupation majeure pour les féministes, notamment d’Afrique de l’Ouest.

Les féministes de “terrain” et celles qui produisent de la théorie ne sont pas logées à la même enseigne. Les premières jouissent d’une légitimité plus importante, là où les secondes sont souvent jugées élitistes, voire “hors-sols”. D’autres voix nous enjoignent pourtant à utiliser et à se réapproprier les théories comme outils pour une émancipation collective.

Pour réfléchir à nos côtés,  Equipop et le Réseau des jeunes féministes d’Afrique de l’Ouest ont invité trois intervenantes qui ont placé les théories féministes au cœur de leurs actions.

  • Fania Noël est féministe, militante, sociologue et doctorante. Ses analyses et ses productions s’axent autour des rapports conflictuels dans les espaces universitaires et militants. 
  • Talah Hassan est une militante féministe libanaise. Elle travaille pour “The Knowledge Workshop”, une organisation locale féministe qui travaille sur la production de connaissances féministes au Liban
  • Edwige Dro est écrivaine, traductrice et activiste en Côte d’Ivoire. Elle a fondé la bibliothèque féministe 1949 à Yopougon.

Théories et terrain : un apport réciproque

“Les organisations féministes qui travaillent sur le terrain sans théories féministes risquent d’être des gestionnaires de projet, qui répondent uniquement à un besoin. Cette réponse doit être accompagnée par une théorie qui permet de comprendre en quoi ce problème est structurel.” Fania Noël

Contrairement à l’idée reçue, les actions de terrain et les réflexions théoriques sont loin d’être déconnectées. Les intervenantes expliquent qu’il est vital que ces deux aspects se nourrissent l’un l’autre. Fania Noël relève notamment l’importance pour les organisations féministes de faire le lien entre leurs actions et les théories féministes, pour éviter une dépolitisation des combats et un phénomène d’ONGisation. Les théories permettent aux féministes et à leurs organisations de penser un certain projet politique de société et une libération collective, pour ensuite mettre leurs actions au service de cet objectif politique. C’est aussi la clé pour ne pas se limiter à mettre en œuvre des actions en réaction à des problèmes structurels comme les violences.

Pour Edwige Dro, il est indispensable qu’il y ait une conversation constante entre théories et actions : les féministes ne développent pas ces théories dans une bulle, mais leurs productions découlent des expériences et des constats faits sur le terrain. Fania le rappelle : les théories qui se développent sans être en lien direct avec les actions militantes courent le risque d’être hors sol et déconnectées. La pratique du militantisme permet d’apprendre, pour changer les sociétés et se changer soi même.

L’accessibilité des théories féministes

“La connaissance ne doit pas être une ressource inaccessible, ni une richesse individuelle exclusive” 

Talah Hassan

Une fois le constat fait de l’importance de relier sa pratique féministe à des théories pour politiser notre approche, un deuxième constat s’impose : celui de l’inaccessibilité de ces théories pour une bonne partie des femmes.

L’un des freins à l’accessibilité, c’est le temps. Le patriarcat et le capitalisme ne permettent pas aux femmes de trouver le temps de produire ou de lire ces théories. Fania Noël explique qu’il est capital que les femmes puissent “arracher du temps libre” à l’organisation sexiste et patriarcale de nos sociétés. En s’organisant collectivement, en militant pour une meilleure répartition du travail domestique, pour plus de droits sociaux et enfin pour une limitation du temps de travail.

On reproche également souvent aux théories d’être élitistes, peu accessibles aux militantes en dehors du champ universitaire. Fania Noël enjoint les organisations à investir du temps et de l’énergie afin d’accompagner les militantes dans leur travail d’apprentissage, les encourager à ne pas se laisser intimider par les écrits, et ne pas se contenter de versions vulgarisées ou synthétiques.

Enfin, dans le contexte ouest-africain notamment, les militantes féministes témoignent d’une grande difficulté à avoir accès aux ouvrages et écrits des féministes. De grands ouvrages, comme ceux d’Awa Thiam ou de Constance Yaï, sont soit épuisés, soit hors de prix, soit quasiment introuvables dans d’autres pays que ceux de leurs autrices.

Nourrir sa réflexion et son imaginaire

”Les femmes qui créent dans un contexte féministe doivent avoir un espace pour réfléchir à ce qu’elles veulent créer”.  Edwige Dro

Talah Hassan nous le rappelle : les livres et les productions théoriques sont des outils de survie et de libération pour les femmes et les personnes minorisées. Dans le même temps, les connaissances et le savoir ont toujours été utilisés par les dominants pour contrôler et opprimer. Comment alors sortir de l’impasse et permettre à tou.te.s de se réapproprier ces outils ?

Talah Hassan nous donne l’exemple du “Knowledge Workshop”, un atelier d’histoire orale. Ce dernier se compose d’entretiens autobiographiques avec des personnes queer et trans au Liban. Au travers d’exercices, les participant·e·s approfondissent leurs connaissances des différentes dynamiques sociales (rapports femmes/hommes) qui touchent la société. L’objectif est d’offrir du temps et un espace pour favoriser les échanges entre personnes, et surtout de rendre les théories féministes plus accessibles à tou·te·s.

Edwige Dro, dans le cadre de la bibliothèque féministe 1949, propose elle aussi quelques pistes. Elle explique travailler avec l’oralité, à travers des échanges, des conversations, et aussi à travers des podcasts. Elle réfléchit à la place à donner aux langues et au lexique utilisés, notamment en sortant de l’utilisation systématique du français. Elle propose enfin de donner des outils et des espaces de réflexions pour permettre aux femmes, y compris celles tenues éloignées des savoirs universitaires, de produire, d’écrire.