– Colère et joie militantes : des émotions au cœur de nos luttes
Les émotions sont au cœur des luttes militantes, en particulier dans le féminisme. La colère et la joie sont deux sentiments souvent vécus par les militantes, mais leur rôle et leur impact diffèrent. La huitième édition du cycle Sororités francophones a permis de mettre en lumière la place et la légitimité de l’expression des émotions dans les luttes féministes.
Trois militantes féministes ont discuté de la place de ces émotions dans leur engagement et leurs actions militantes :
- Désirée Dénéo, militante féministe, enseignante et secrétaire générale de la Ligue Ivoirienne ;
- Kiyémis, autrice, poétesse afroféministe et animatrice du podcast « Rends la Joie » ;
- Judicaelle Irakoze, militante féministe, organisatrice communautaire et entrepreneuse sociale.
Les intervenantes ont toutes souligné que la colère est une émotion fondamentale dans le militantisme féministe. Elle est souvent source de prises de conscience des injustices et de la motivation pour agir. “La colère a été un moyen de me réveiller, de me redresser et de confronter les injustices, elle revitalise notre engagement”, exprime Kiyémis. “Durant la première partie de ma vingtaine, ma relation avec la colère a été marquée par un véritable cheminement émotionnel. J’ai appris à légitimer ma colère face à un monde oppressif et injuste. Il fallait sortir de l’endormissement et de l’illusion. Nous sommes en colère parce que nous faisons face à un monde qui cherche à nous opprimer et à nous convaincre que nous valons moins en tant que femmes.” Elle poursuit : “Nous sommes en colère parce que nous aspirons à mieux pour nous-mêmes, mais aussi pour ceux et celles qui nous ressemblent et plus généralement, pour le plus grand nombre. Les situations de violence suscitent naturellement la colère. Celle-ci peut être un puissant moteur de rassemblement et de mobilisation.”
Saine colère
Pour Désirée Dénéo : « Cette colère dirigée contre un système patriarcal, contre des pratiques oppressives, contre les violences, nous pousse à passer de l’émotion à l’action concrète. Nous transformons cette émotion en initiatives tangibles, en associations que nous créons, en militantisme que nous développons, en engagement concret sur le terrain. » Elle donne en exemple la Ligue Ivoirienne, une organisation féministe qu’elle a contribué à créer, composée de jeunes femmes ivoiriennes engagées dans la promotion des droits des femmes et la lutte contre les violences faites aux femmes. Pour elle, la colère est une émotion familière, témoignant de nos réactions face aux injustices et aux tensions que nous observons. Elle constitue une force motrice, un levier de mobilisation indispensable dans notre lutte pour l’égalité.
“Je n’ai jamais rencontré une féministe qui a été efficace dans son mouvement, dans ses actions, sans ressentir de la colère,” partage Judicaelle Irakoze. “C’est à partir de cette émotion que l’on développe de l’empathie pour tout ce qui se passe autour de nous, pour tout ce que nous observons. Quand j’ai commencé à m’engager, c’était aussi à cause de la colère. Je me souviens de situations où je voyais des femmes à côté de moi, ressentant cette douleur face aux violences patriarcales et à l’impuissance qui en découle. Toute cette colère a été l’une des raisons pour lesquelles je suis devenue féministe. » Cependant, elle souligne que la colère seule ne suffit pas à construire un mouvement féministe collectif. « À la fin de la journée, vous réalisez que la colère seule n’est pas suffisante. Vous avez besoin d’autres émotions telles que l’espoir, la joie, l’honnêteté. » Elle insiste sur l’importance de ne pas rester figée dans la colère, mais aussi de cultiver la joie et l’espoir pour nourrir un mouvement féministe collectif, inclusif et durable.
La joie, un acte politique
Loin d’être contradictoire, la joie s’affirme comme un pilier essentiel du militantisme féministe. Les intervenantes ont souligné son rôle fondamental dans le maintien de l’espoir, de l’inspiration et de la cohésion au sein du mouvement. Désirée rappelle que “la joie n’est pas aux antipodes de la lutte féministe ou de nos revendications ; c’est un élément transformateur qui nous permet de garder espoir.” Elle met en lumière l’importance de célébrer chaque victoire. En célébrant les succès, même modestes, les militantes renforcent leur résilience et leur détermination face aux défis continus.
Cultiver la joie, selon elle, aide à maintenir l’espoir et à motiver les militantes dans leur lutte quotidienne. Pour Kiyemis, la joie est un héritage familial et communautaire. La joie devient un acte politique, un moyen de contester les structures de pouvoir qui cherchent à limiter et à contrôler l’expression des émotions féminines. Elle explique : “La colère n’est pas suffisante pour sortir de cette anxiété, angoisse. J’ai voulu réfléchir à une autre émotion qui me permettrait de créer une dynamique créatrice.”
Quant à Judicaëlle, elle a insisté sur le rôle de la joie dans la construction d’une communauté féministe forte et solidaire Bien que les réseaux sociaux nous réunissent, ils nous éloignent aussi. Il est important de pratiquer un féminisme où nous créons des communautés en dehors des classes et des outils numériques. » Judicaelle met l’accent sur la nécessité de créer des communautés féministes physiques et tangibles. Elle souligne l’importance de la solidarité et de l’entraide dans des espaces où les femmes peuvent se soutenir mutuellement et partager leurs expériences et leurs ressources.
La joie permet aux militantes de se connecter les unes aux autres, de partager leurs expériences et de créer des liens de solidarité. Elle renforce le sentiment d’appartenance et d’espoir, permettant aux femmes de se soutenir mutuellement dans leur lutte pour l’égalité.
L’équilibre entre colère et joie
Dans le militantisme féministe, la colère et la joie sont deux émotions puissantes et complémentaires. Si la colère fournit l’énergie, l’élan nécessaire pour agir contre les injustices, la joie nourrit l’espoir et renforce la solidarité. Les intervenantes sont alignées sur l’importance de trouver un équilibre entre ces deux émotions dans le mouvement féministe. La colère est un moteur essentiel du changement, tandis que la joie maintient la motivation et la cohésion. En intégrant ces deux émotions, les féministes peuvent construire un mouvement plus puissant et inclusif, capable de relever les défis et de célébrer les victoires.
Dénonçant les stéréotypes de genre, Judicaelle insiste sur la pleine expression des émotions des femmes, sans restrictions ni jugements. Elle appelle à déconstruire ces normes pour permettre aux femmes de s’exprimer pleinement, tant dans leur colère que dans leur joie. Les femmes doivent être autorisées à ressentir et exprimer une gamme complète d’émotions, sans être jugées ou limitées par des stéréotypes culturels ou sociaux. Kiyémis souligne la nécessité de cultiver la joie : « Il faut aller rechercher la joie et l’incarner. C’est de la propagande la joie !”