Pouvez-vous présenter brièvement votre organisation et partager la vision féministe qui guide votre travail dans votre pays et dans la région MENA au sens large ?
Kif Mama Kif Baba, c’est d’abord une idée simple : faire du féminisme une affaire collective, vivante, accessible à toutes et à tous. Nous sommes un collectif féministe marocain qui agit pour une société plus juste, plus égalitaire et plus libre. Nous croyons que le changement passe par la parole, par la solidarité et par la capacité des femmes à se réapproprier leurs espaces, leurs récits et leurs droits. Le cœur battant de notre travail, c’est le continuum générationnel pour les droits des femmes. Nous portons l’ambition que des femmes et des hommes de tous horizons se retrouvent pour échanger, débattre, se former et imaginer ensemble des actions concrètes.
Notre approche repose sur la transmission et la co-construction : créer des passerelles entre générations, entre mouvements, entre espaces de vie. Le féminisme que nous défendons n’exclut pas, il relie. Il invite à repenser collectivement les rapports de pouvoir, les masculinités, les solidarités, dans une société qui change vite mais qui doit encore apprendre à reconnaître pleinement les droits des femmes.
Selon vous, quel est aujourd’hui le principal défi auquel les femmes et les jeunes féministes sont confrontées dans votre pays ?

Le défi majeur aujourd’hui, c’est que la voix des femmes est encore trop souvent invisible, marginalisée ou brimée, surtout quand il s’agit de jeunes féministes issues de milieux populaires. D’un côté, on observe la montée de mouvements anti-droits, qui s’organisent et occupent de plus en plus d’espace, en ligne comme dans la sphère publique, pour remettre en cause les avancées en matière d’égalité et de libertés individuelles.
De l’autre, il y a l’incapacité des responsables politiques et des institutions à trancher et à accélérer les chantiers de réforme essentiels : le Code de la Famille, le Code pénal, la loi contre les violences faites aux femmes, ou encore la participation politique des femmes.
Cette lenteur institutionnelle crée un sentiment d’usure et de désillusion. Pourtant, la société marocaine a évolué. Les femmes sont présentes, actives, instruites, engagées mais elles se heurtent à des structures qui n’avancent pas à leur rythme. Et pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, la violence en ligne s’amplifie. Les jeunes militantes, journalistes, créatrices de contenu, sont la cible de harcèlements, de campagnes de dénigrement, parfois orchestrées.
Pourquoi avez-vous décidé de participer au projet Questions d’Égalité et que représente ce partenariat pour votre organisation ?
Nous avons rejoint Questions d’Égalité parce qu’il porte une vision du féminisme qui nous parle : une approche ancrée dans le terrain, qui part des besoins réels des militantes et des communautés. Ce partenariat est pour nous un espace de respiration et de lien. Il nous permet de renforcer notre plaidoyer, de donner plus de visibilité à la parole des femmes, et de tisser des solidarités avec des mouvements sœurs au niveau national et régional.
Quelles activités spécifiques menez-vous dans le cadre du projet dans votre pays ? Pourquoi le financement féministe flexible est-il important pour les mouvements féministes jeunes ?

Au Maroc, notre action se nourrit de trois dynamiques intimement liées. Le Cercle des femmes demeure notre cœur battant — un espace de rencontre, d’échange et de sororité, où se tissent des liens entre générations de femmes. À côté, nous menons des campagnes de sensibilisation et de plaidoyer qui ont touché des milliers de personnes en ligne et dans les médias communautaires, pour dénoncer les violences facilitées par la technologie et défendre le droit des femmes à exister dans l’espace numérique sans peur. Enfin, nous accompagnons et formons de jeunes militantes et militants, en communication, en plaidoyer, en organisation collective. Ces activités se nourrissent les unes les autres : elles font de notre féminisme un mouvement d’action et d’apprentissage continu.
Le modèle du financement flexible nous permet d’agir selon notre rythme, selon les urgences du terrain, sans être prisonniers d’un calendrier rigide. Le militantisme féministe, surtout quand il est jeune et populaire, ne suit pas toujours un plan linéaire : il s’invente dans la réactivité, dans la réponse aux réalités du moment. Cette liberté est précieuse, elle nous permet d’expérimenter, de créer, de résister.
De quelles manières le projet contribue-t-il à renforcer le mouvement féministe au Maroc, notamment dans un contexte parfois hostile aux droits des femmes
Le projet Questions d’Égalité contribue aussi à renforcer notre présence dans un contexte parfois hostile. Il agit comme un espace de respiration et de solidarité, où les voix féministes peuvent se retrouver, échanger, et se soutenir mutuellement. Dans un pays où les débats sur la réforme du Code de la Famille s’enlisent, où les institutions avancent à pas lents, il est crucial que la société civile garde le cap, continue d’occuper le terrain, et rappelle sans relâche que l’égalité n’est pas une faveur, mais un droit fondamental.
Comment mettez-vous votre expertise au service du projet Questions d’Égalité ?
Ce que Kif Mama Kif Baba apporte à ce projet, c’est notre expertise en matière d’incubation et de mobilisation communautaire. Nous savons transformer les récits de vie en récits politiques, relier le personnel au collectif, le vécu à l’action. Nous utilisons la parole, la vidéo, le débat comme des outils de changement. Notre rôle, c’est de rendre visible ce que d’autres voudraient taire.

Quelles formes de solidarités ou de collaborations espérez-vous voir émerger avec les organisations féministes du Maroc, du Liban et de la Tunisie à travers ce projet ? Selon vous, quelle contribution le Maroc peut-il apporter aux luttes féministes dans la région, et quelles leçons peut-il en tirer ?
Sur le plan régional, nous espérons que ce projet ouvre la voie à de vraies solidarités féministes actives. Nous partageons des contextes similaires, marqués par la montée des conservatismes et la fragilité des acquis. Nos échanges avec les collectifs du Liban et de Tunisie nous permettent de comprendre que, malgré les différences, nos combats convergent : défendre la liberté, l’égalité et l’autonomie des femmes face à des systèmes qui tentent encore de les contenir.
Si vous deviez résumer en une phrase le changement que vous espérez voir se concrétiser grâce à Questions d’Égalité, quelle serait-elle ?
Que chaque femme, quel que soit son âge , sa condition ou son milieu, puisse dire sans peur : ma voix compte, et elle change les choses.
Quelles sont les prochaines grandes batailles ou priorités de votre organisation en tant qu’organisation féministe ?
Nos prochaines batailles iront dans ce sens : continuer à plaider pour la réforme du Code de la Famille et du Code pénal, renforcer le continuum générationnel du mouvement féministe, et résister à la montée des discours anti-droits. Nous voulons un féminisme vivant, courageux, collectif — à l’image du Maroc que nous rêvons de construire.