La lutte contre le SIDA est aussi un enjeu féministe
TRIBUNE – Les chiffres d’ONUSIDA sont alarmants : toutes les deux minutes dans le monde, une adolescente ou une jeune femme supplémentaire a été infectée par le VIH/sida. Et en Afrique subsaharienne, en 2021, les jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans sont trois fois plus susceptibles de contracter le VIH que les jeunes hommes du même âge. Experte en plaidoyer pour l’association féministe Equipop, Lucie Daniel s’interroge sur les effets de l’attentisme des instances internationales à mener une lutte féministe contre le VIH/sida.
SIDA – En juillet dernier, j’ai participé à Montréal à la conférence internationale AIDS 2022 au nom d’Equipop, association féministe et de solidarité internationale. J’y ai rencontré des militantes féministes qui se mobilisent depuis des années pour faire reconnaître l’impact du VIH/sida chez les femmes et les adolescentes, et pour déconstruire les rapports de pouvoir inégalitaires qui sont les principaux moteurs de cette pandémie. En face d’elles et dans les panels, beaucoup de discours, et peu d’actions politiques concrètes. Ce 1er décembre 2022, journée mondiale de lutte contre le sida, il est plus que temps d’écouter les revendications des associations féministes, et de mettre en œuvre les solutions qu’elles proposent !
Logiques patriarcales, violences sexuelles et contrôle du corps des femmes
« Il n’y a plus d’excuses. Nous avons besoin d’une action féministe audacieuse pour mettre fin aux inégalités de genre, pour lutter contre les tabous autour de la sexualité des femmes et pour cesser de priver les femmes de leurs libertés fondamentales et de leur autonomie en ce qui concerne leur propre corps et leurs choix de vie ». Voici, en substance, comment Winnie Byanyima introduisait en 2020 le rapport d’ONUSIDA, dont elle est la Directrice Exécutive, à l’occasion du 25e anniversaire de la conférence mondiale de Pékin pour les droits des femmes. Des mots qui, deux ans plus tard, résonnent avec les nouveaux chiffres d’ONUSIDA : en 2021, toutes les deux minutes dans le monde, une adolescente ou une jeune femme supplémentaire a été infectée par le VIH (voir le rapport en PDF).
En Afrique subsaharienne, les jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans sont trois fois plus susceptibles de contracter le VIH que les jeunes hommes du même âge. En France, moins de 3 % des personnes qui utilisent la PrEp (un traitement préventif contre la transmission du VIH) sont des femmes, alors que celles-ci représentent plus de 30 % des nouvelles infections (Epi-Phare, 2021). Un état des lieux corrélé par les rapports d’évaluation du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qui soulignent l’extrême lenteur des progrès en la matière. On ne mettra pas fin au sida sans s’attaquer de front à cette question.
Pour comprendre les dynamiques à l’œuvre, c’est dans l’analyse des rapports de pouvoir sexistes qu’il faut chercher. Ces rapports s’exercent au premier chef dans la sphère de la sexualité. Ils se manifestent de diverses manières : difficultés pour les femmes à exiger le port du préservatif dans les relations hétérosexuelles, violences sexistes et sexuelles qui augmentent le risque de contracter le VIH, contrôle patriarcal sur le corps des femmes et discriminations à l’encontre des femmes séropositives… Par ailleurs, les femmes jouent également un rôle crucial dans la prise en charge des malades, palliant gratuitement les déficiences des systèmes sociosanitaires dans beaucoup de pays.
Ces rapports de pouvoir traversent aussi les organisations internationales de lutte contre le VIH/sida. On les retrouve dans les discours remplis de mots-clés que nous entendons lors des conférences internationales, par le caractère facultatif des sessions sur le genre, par le fait de marginaliser les femmes et les activistes féministes et de les exclure des instances de prises de décision, par l’absence récurrente des approches basées sur le genre dans les politiques publiques et dans les propositions de financement, par la réticence au changement dans les organisations internationales de lutte contre le VIH/sida, par l’inaction face aux violences sexistes et sexuelles.
Dépasser l’inertie collective et adopter des approches résolument féministes
Oui, il existe un – apparent – consensus sur l’importance de la lutte contre les inégalités liées au genre. Mais il relève plutôt d’une inertie collective que d’une volonté partagée de changer les choses. Les organisations internationales de lutte contre le VIH/sida ne peuvent pas faire « comme si », une fois posés dans les cadres stratégiques ou de gouvernance, les rapports de pouvoir inégalitaires entre les femmes et les hommes allaient se régler seuls. « Il est important de vous rappeler que même lorsque nous sommes assises à la même table, nos voix ne sont pas égales », résument ainsi les membres du Women 4 Global Fund, une association de femmes mobilisées pour faire bouger les choses au sein du Fonds mondial.
Pour que ces voix soient « égales » aux autres, il faut une politique volontariste et résolument féministe. Concrètement, comment faire ? D’abord, en reconnaissant et en documentant la dimension genrée de la pandémie, car ce qui ne se mesure pas n’existe pas aux yeux des pouvoirs publics. Ensuite, en soutenant les mouvements et activistes féministes dans toute leur diversité et en garantissant leur représentation dans les instances avec un pouvoir de décision effectif. Au niveau programmatique, il faut prioriser les actions visant à transformer les rapports de pouvoir basés sur le genre, par exemple via la promotion d’une éducation complète à la sexualité. Au niveau institutionnel, il s’agit de renforcer l’expertise technique sur ces enjeux dans les organisations internationales de lutte contre le VIH/sida, y compris dans les postes à hautes responsabilités. Il faut bien sûr faire de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles une priorité politique et donc budgétaire.
Enfin, et parce que la tâche est immense, il faut bâtir des alliances transnationales qui rassemblent des activistes issu·e·s des milieux féministes et de la communauté VIH, des chercheuses et des chercheurs, mais aussi des États progressistes et prêts à mobiliser leur diplomatie sur ces enjeux. La France, qui souhaite porter une politique étrangère féministe, doit notamment jouer un rôle important dans la constitution de cette dynamique.
La question du pouvoir a toujours été centrale dans la lutte contre le sida, qui a su être avant-gardiste et bousculer l’ordre établi à bien des égards. Il faut aujourd’hui combattre avec la même force les rapports de pouvoir sexistes.
La question du pouvoir a toujours été centrale dans la lutte contre le sida, qui a su être avant-gardiste et bousculer l’ordre établi à bien des égards. Il faut aujourd’hui combattre avec la même force les rapports de pouvoir sexistes.